Paul-Marie Boulanger

Sociologue, président de l’Institut pour un Développement Durable


Le développement durable consiste à faire en sorte que nos activités produisent le plus de bien-être possible pour le plus grand nombre d’être humains d’aujourd’hui et de demain et par conséquent qu’elles fassent un usage optimal des ressources naturelles. Maximiser la contribution au bien-être de nos activités en en minimisant l’impact environnemental suppose qu’on s’interroge d’abord sur ce qui dans ces activités est générateur net de bien-être. Notre société dite « de consommation » se caractérise par la priorité donnée à la consommation dans la définition du bien-être. Évidemment, c’est oublier qu’avant de consommer, il faut d’abord produire, que nos modes de consommation sont aussi des modes de production et que l’ensemble n’a pas seulement un coût environnemental mais aussi un coût humain (travail, fatigue, risques). Il reste que la consommation marchande demeure le critère dominant de définition du bien-être dans notre société et que la stratégie de développement durable prônée majoritairement par les acteurs publics et les entreprises consiste exclusivement à diminuer la pression environnementale de la production et de la consommation de marchandises. C’est, grosso modo, ce qu’on entend couramment par « modernisation écologique ».

L’avantage de cette stratégie est qu’elle ne remet pas en cause les fondamentaux de notre mode de vie : elle donne une impulsion nouvelle à la recherche scientifique et technologique dans le sens d’une recherche de rendements énergétiques et en matières premières toujours plus élevés ainsi que de substituts artificiels aux ressources naturelles et constitue un stimulant à la croissance économique et à l’emploi. En revanche, le bénéfice environnemental de cette stratégie peut se révéler beaucoup plus faible qu’espéré, si pas nul voire même négatif du fait de ce qu’on appelle l’« effet rebond ». En effet, l’amélioration de l’efficience environnementale d’un produit ou d’un service se traduit généralement par une diminution de son prix, ce qui a pour effet soit d’en augmenter la consommation, soit d’utiliser la part de revenu ainsi épargnée pour une autre consommation peut-être plus néfaste encore pour l’environnement. Les exemples sont nombreux : les économies obtenues par la réduction de la consommation au km des voitures sont perdues du fait de l’augmentation du nombre de kilomètres parcourus ; l’épargne réalisée grâce à l’isolation de la maison et l’installation d’une chaudière à haut rendement est dépensée en vacances en avion, etc. On le voit, au bout du compte, la demande totale repart à la hausse et les gains d’efficience sont partiellement ou totalement absorbés.

A cette stratégie de l’efficience, les objecteurs de croissance et les adeptes de la simplicité volontaire opposent une stratégie de la suffisance. Ils insistent sur la nécessité de découpler bien-être et consommation matérielle, faisant valoir qu’il est possible et souhaitable, dans nos pays sur-consommateurs, d’atteindre un niveau de bien-être au moins équivalent avec une consommation moindre.

Evidemment, il s’agit-là d’une autre conception du bien-être moins dépendante de biens matériels, plus attentive à la qualité qu’à la quantité et plus libre vis-à-vis des diktats de la publicité et du marketing. Quels que soient les mérites intrinsèques de cette stratégie – que chacun appréciera en fonction de sa conception de la vie bonne – son adoption sur une grande échelle ne conduirait probablement pas non plus à elle seule à une diminution suffisante de la pression environnementale. En effet, la suffisance a aussi ses effets rebonds et, en partie, pour les mêmes raisons que la stratégie de modernisation écologique. Une réduction significative de la demande dans les pays riches entraînerait probablement une baisse des coûts dont pourraient profiter les moins bien lotis des pays pauvres – ce qui constitue bien un des objectifs du développement durable – mais, si toutes choses restent égales par ailleurs, sans grand profit pour l’environnement et, donc, pour les générations futures. Un exemple d’effet rebond de ce type serait l’impact probable d’une baisse significative de la consommation de viande par les ménages des pays occidentaux (et par les nouvelles classes moyennes dans les pays émergents). Il en résulterait vraisemblablement une baisse du prix des céréales et/ou de la viande qui profiterait aux populations plus pauvres de la planète mais sans bénéfice environnemental notable si les modes de production restent inchangés.

Il faut bien comprendre que les deux effets rebonds, de l’efficience et de la suffisance, résultent de mécanismes de marchés qui font qu’à revenu constant la diminution du prix d’un bien de consommation se traduit, grâce au revenu libéré, soit par la consommation d’un plus grand nombre d’unités de ce même bien soit par la consommation d’autres biens et services en plus grande quantité. Pour maîtriser les effets rebonds indésirables, il convient donc de limiter l’action de ces mécanismes. Une des façons de faire est d’accompagner la montée en puissance de l’efficience et de la suffisance de mesures fiscales aptes à neutraliser, ou à limiter suffisamment, ces effets prix et revenu. Cependant, une telle politique ne serait efficace sur le plan environnemental qu’à la condition que les sommes prélevées par l’Etat ne se retrouvent pas en fin de parcours, que ce soit de façon directe ou indirecte, dans la consommation marchande.

C’est pourquoi, à côté des stratégies d’efficience et de suffisance, il faut envisager une troisième stratégie, de « démarchandisation » qui consiste à augmenter la proportion des biens et services consommés en dehors de la sphère du marché, et donc dans la sphère étatique (services publics) ou dans la sphère dite « autonome » (économie domestique, systèmes d’échanges locaux, modes de production et de consommation communautaire, etc.). Cette stratégie est nécessaire pour deux raisons : pour limiter les effets rebond, certes, mais aussi à cause des effets délétères sur le bien-être final de l’homme, considéré dans sa totalité et pas uniquement comme consommateur, de l’extension incontrôlée de la sphère marchande.

Une politique cohérente de consommation durable, à la mesure des enjeux, passe à mon sens par le recours simultané (en proportion différente selon les domaines de consommation) à ces trois stratégies. Par exemple, dans le domaine du jouet et du jeu pour enfants, on recherchera à la fois à réduire l’empreinte écologique des jouets produits pour le marché (logique de l’efficience), à encourager le partage, l’échange et la réutilisation de ces jouets au moyen de ludothèques formelles ou informelles, publiques ou communautaires (logique de démarchandisation) tout en veillant à ce que l’enfant se satisfasse d’un nombre plus limité de jouets dont il tirerait alors un meilleur parti et qui l’inciterait à utiliser les ressources de son imagination pour transformer en jouets les objets de son environnement (logique de la suffisance). Dans le domaine alimentaire, les trois stratégies consisteraient à améliorer l’efficacité environnementale de la production et de la consommation alimentaires mais aussi à diminuer l’impact de la consommation marchande dans l’alimentation par le recours à des formes alternatives de production, de transformation et de consommation (potagers communautaires, circuits courts, cantines de quartier, production et transformation domestique, etc.) tout en encourageant la substitution de la qualité gustative, diététique et culturelle à la quantité (notamment de sucres et de graisses), trois préoccupations que l’on retrouve d’ailleurs au coeur du mouvement Slow Food. En somme, pour diminuer l’impact environnemental de notre recherche du bonheur et afin que les générations futures puissent poursuivre la leur, il faudrait supprimer tout apport d’énergie et de matière qui n’y contribue pas réellement, traquer inlassablement toutes les inefficiences dans la production et l’usage des biens et services marchands mais aussi limiter la part de marchandises dans notre consommation matérielle.

1 Paru dans « La Libre Belgique » du 16/04/2008. Ces réflexions ont été développées dans le cadre du projet de recherche « Consensus » mené par l’Institut pour un Développement Durable en collaboration avec le Centre d’Etudes pour un Développement Durable du l’ULB et le Centrum Voor Duurzaam Ontwikkeling de l’Université de Gand, projet qui s’inscrit dans le programme « Science pour un Développement Durable » financé par le Service Public Fédéral de Politique Scientifique.